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Soumis par AlexandraB le jeu 11/04/2024 - 15:02

Futur du travail

Le monde du travail est en crise : sentiment de perte de sens, crises économiques successives ou encore nécessaire rééquilibrage entre vie professionnelle et personnelle. Afin d'y trouver des pistes de solutions, la philosophe Gabrielle Halpern a conduit un travail de recherche inédit en s'inspirant des établissements et service d'aide par le travail (ESAT).

 

Que peuvent nous apprendre ces ESAT, dans lesquels travaillent des personnes en situation de handicap ? Autant de questions qui trouvent aujourd’hui des éléments de réponses grâce au soutien de l’association ANDICAT et de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain portée par la Région Occitanie.

Dans les ESAT que la philosophe a observés, la culture et les modes de travail sont uniques et offrent aux travailleurs une plus grande autonomie et un rapport au temps et aux autres différents. In fine, les salariés ont le sentiment que leurs activités a du sens.

Pour parvenir à ces conclusions, publiées par la Fondation Jean Jaurès, Gabrielle Halpern est allée à la rencontre de plusieurs dirigeants, salariés, moniteurs d’ateliers et travailleurs de différents ESAT dans toute la France, avec la volonté de déplacer le curseur de notre réflexion : et si le milieu du travail dit « ordinaire » s’inspirait du travail milieu dit « protégé » pour se réinventer ?

Ce travail de recherche a été présenté à l’occasion d’une soirée organisée le 30 novembre dans les locaux de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain, en Région Occitanie. Aux côtés de la philosophe sont venus s’exprimer Axelle Pruvot, directrice exécutive de l’association Andicat, Laetitia Montanier, directrice de la CEMD, ainsi que Julien Tuffery, PDG des ateliers Tuffery, et Xavier Héber-Suffrin, directeur de l’ESAT de Castelnau-le-Lez. Rencontre(s) et réflexion(s).

 

ESAT : plus de 1450 structures en France

C’était au moment de la réforme des retraites. Alors que les témoignages sur la pénibilité, le manque de sens et le mal-être au travail se faisaient plus nombreux, la philosophe Gabrielle Halpern, qui travaille sur la question de l’hybridation depuis près de 15 ans, découvrait parallèlement le milieu protégé et le fonctionnement des ESAT.

 

« J’ai compris qu’il y avait une manière de penser le travail, réfléchir le management ou l’organisation, qui était intéressante et qui m’a interpellée. À rebours du climat ambiant, beaucoup de personnes en situation de handicap parlaient de leur bonheur de travailler »

- Gabrielle Halpern -

Les ESAT sont des structures permettant aux personnes en situation de handicap de travailler dans un cadre protégé, où elles bénéficient d’un soutien médical-social et éducatif. Il en existe actuellement plus de 1450 en France, pour environ 120 000 travailleurs en situation de handicap.

 

« Ce sont à la fois des lieux de production économique, mais aussi d’accompagnement de personnes qui ont besoin d’être appuyées dans leur activité »

- Axelle Pruvot -

 

Le « protégé » pour inspirer « l’ordinaire »

Qu’est-ce qui, dans le fonctionnement de ces structures, peut intéresser le milieu ordinaire ? Qu’est-ce qui les différencie ? Pour le savoir, Gabrielle Halpern a mené une série d’entretiens auprès d’un échantillon représentatif d’ESAT qu’elle a mis en perspective avec ses propres travaux de recherche. L’étude qui en a émané, véritable “rapport d’étonnement”, commence par la situation d’un directeur d’établissement : “(...) Le travail est un moyen, un outil de l’accompagnement, non une fin en soi. Ce qui est important, c’est la personne, ses compétences, ses souhaits, ses perspectives.”

En effet, à l’heure où la grande démission menace et où 93 % des Français ne se sentent pas engagés dans leur emploi, considérer le travail comme un moyen, une valeur qui « s’articule autour de la personne qui l’exerce » pourrait permettre de sortir de la crise de sens à laquelle nous faisons face. « Dans les ESAT que j’ai pu visiter, explique Gabrielle Halpern, il y a un rapport à l’avenir différent eu égard au travailleur. Dans le milieu ordinaire, on est généralement jugé vis-à-vis de son CV, ses diplômes et donc, son passé. Le potentiel passe au second plan ».

 

« Dans les ESAT, c’est le potentiel et l’avenir qui prime. Comment va-t-on former une personne à telle compétence ? Comment va-t-on l’aider à se métamorphoser pour qu’elle puisse se construire un avenir ?  »

- Gabrielle Halpern -

Gabrielle Halpern

Ce fonctionnement qui s’articule autour de la personne et ses besoins se caractérise également par une approche sur-mesure du management. « En milieu protégé, on peut par exemple exercer un métier debout le matin, un autre assis l’après-midi. Il y a un aménagement des temps de travail en fonction des personnes », explique Gabrielle Halpern. Elle cite l’exemple des aidants familiaux qui, dans le milieu ordinaire, peuvent bénéficier de flexibilité dans les horaires et d’un management personnalisé. Un fonctionnement qu’il faudrait sinon généraliser, du moins encourager pour répondre au besoin croissant d’autonomie des travailleurs, notamment qualifiés, mais aussi pour accélérer la parité femme-homme. Cette approche génère une autre manière d’envisager son propre travail : Gabrielle Halpern cite l’exemple d’une ouvrière ayant un handicap mental qui a le temps de « relever la tête régulièrement » et faire son métier à un rythme qui lui convient. Un droit à la lenteur qui donne du sens à ce qu’elle fait chaque jour.

 

« La productivité est une notion extrêmement subjective. Pourquoi est-ce que l’on accepte de perdre du temps en réunionite aigüe ou en processus administratifs, alors que l’on n’accepte pas de le faire pour certaines tâches qui, parfois, nécessitent de prendre ce temps ? Il me semble que le choix des allocations des ressources temporelles dans une entreprise ou une organisation dit beaucoup de son fonctionnement. Le milieu ordinaire doit beaucoup s’interroger sur cette question »

- Gabrielle Halpern -

 

Des entreprises qui pensent et font différemment

Les exemples cités dans l’étude sont nombreux et offrent une plongée fascinante dans l’expertise et le savoir-faire des ESAT, montrant l’importance laissée à l’autodétermination dans ce type de structure. Et donnent une idée de la façon dont le milieu ordinaire peut s’en inspirer. « Beaucoup d’entreprises sont en proie à une crise de sens, mais font face aussi à des collaborateurs dont la santé se dégrade de plus en plus avec des diagnostics de fatigue ou de burn-out. On se sent souvent dans une impasse. C’est vraiment une belle respiration de lire cette étude et faire se croiser les mondes », souligne Laetitia Montanier, directrice de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain.

Faire se croiser les mondes, c’était aussi le sens de cette soirée de présentation de l’étude. Julien Tuffery, PDG des Ateliers Tuffery, spécialistes des jeans responsables, est une entreprise du milieu du travail ordinaire. Une manufacture historique que l’entrepreneur et sa femme ont transformé dans ses fonctionnements et les modalités de travail de ses collaborateurs.

 

« Nous sommes 35 personnes dans l’entreprise. On est parfois écrasés par le rouleau compresseur du quotidien et on a peu d’occasions de lever la tête pour voir ce que l’on fait bien. Lire cette étude, c’était aussi mettre des mots sur ce qu’on essaie de théoriser chez nous (...) »

- Julien Tuffery -

Ainsi, l’entreprise propose une formation de plus de deux ans pour délivrer à l’ensemble des salariés un apprentissage de toutes les tâches. « On fait des équilibrages de poste, on forme à l'entièreté des gestes et on fait en sorte de fragmenter les séries. Si on fait 200 jeans dans une journée et qu’on est vingt, on va se répartir dix tâches pour faire en sorte de ne pas rester assis à la même machine plus de dix minutes », continue-t-il. Un ensemble d’efforts qui, certes, nécessitent du temps et des moyens, mais placent l’humain, et donc la réussite de l’entreprise, au cœur des processus. Des propos dans lesquels se retrouve aussi le directeur de l’ESAT de Castelnau-le-Lez, près de Montpellier.

 

« Quand on est vraiment attentif aux bien-être, à l’épanouissement, au développement des compétences de ses équipes, à l’arrivée, on a une performance économique. Ça vaut le coup d’oser »

- Xavier Héber-Suffrin -

 

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